L’art existe t-il encore?

Aujourd’hui, il devient commun de dire que l’art n’existe plus ,et que nous ne sommes plus capable de produire des œuvres un tant soi peu qualitative, comme un signe de décadence. Sur le devant de la scène médiatique existe un “art contemporain” qui se caractérise souvent par sa prétention et sa vacuité inégalables. Pour autant, pouvons nous résumer la production artistique de ces dernières décennies à l’art contemporain? Clairement pas.

Si la photographie a entamé le déclin de l’art technique, au profit de l’égo artistique, l’infographie sonne comme une renaissance. Nous ne connaissons pas leur nom et pourtant, chaque jour, ils créent des univers numériques époustouflants.

Reconstitution numérique de l’actrice originelle de Blade Runner (1982), Sean Young, pour le film Blade Runner 2048 (2017). Travail réalisé par le studio d’effets spéciaux européen MPC pendant une année entière.

Une définition rudimentaire de l’art

Dans l’art, deux choses coexistent:

  • La maitrise des techniques et le travail de maitre, donnant un résultat époustouflant de complexité. Ce sont les tableaux de la renaissance et de la révolution industrielle, muris d’un nombre incalculable d’heures passées sur chaque œuvre. Ces prouesses visent à reproduire ou enrichir la beauté du monde, et ne peuvent que nous mettre en admiration devant le talent et la minutie des artistes. Les œuvres sont belles à regarder et fourmillantes de détails, et nous nous y perdons dans leur réalisme. Les sujets choisis sont souvent triviaux: des scènes bibliques et mythologiques, ou bien des portraits de jeunes femmes.
  • L’intention de faire passer un message. Ici, l’artiste ne cherche plus à faire la démonstration de son talent dans la technique. Il cherche avant tout à nous persuader. Ici, la forme que prend l’œuvre requiert moins d’importance. Ce qui compte est de se servir du support de l’œuvre pour faire passer des émotions. Dans cet aspect de l’art, l’œuvre n’est plus qu’un réceptacle pour mettre en avant les opinions de l’artiste.

Essor de la photographie, déclin de la peinture réaliste, avènement de l’égo de l’artiste

Au cours du XIXe siècle, la photographie prend son essor jusqu’à être parfaitement fonctionnelle bien que limitée au monochrome durant la première partie du XXe siècle. Le réalisme avec laquelle elle fut capable de saisir l’instant d’une situation portera un coup rude à la peinture réaliste.

C’est à partir de ce moment que commence à naitre des courants de peinture souhaitant se détacher du réalisme, se concentrant plus sur la vision déformante de l’artiste que sur la perfection de la technique au service d’un rendu réaliste. C’est à ce moment que nait l’impressionnisme (seconde moitié du XIX siècle), le surréalisme et le cubisme (début XXe). Si les deux styles réalistes et irréalistes vont se côtoyer durant cette période, avec de magnifiques œuvres comme celles de William Bouguereau, l’art abstrait va remplacer le premier progressivement.

 

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A la fin du XXe, la forme sera totalement délaissée au profit du fond. La technique sera abandonnée au profit de la vision de l’artiste, érigé en maitre à penser. L’art n’est plus alors une prouesse ni quelque chose que l’on admire, mais quelque chose censé faire réfléchir. La provocation devient l’outil principal de l’artiste et la laideur est encouragée. Ces artistes, après avoir déconstruit toute forme artistique, firent de l’art un outil au service de la déconstruction sociale. La disparition de la forme devient si totale que des performances artistiques voient le jour, sans support, consistant dans la gesticulation ridicule et éphémère d’un artiste nu et peinturluré devant une foule réduite et dubitative. L’”œuvre” n’est plus qu’un piédestal pour l’artiste et l’individualisme est porté à son paroxysme. 

Informatique graphique: résurgence de l’art technique ou simple prouesse technologique?

Cependant, l’avènement de l’informatique va permettre un retour sur cette période, remettant sur le devant de la scène le travail d’équipe, la technique, la domination de la forme sur le fond, la mise au second plan de l’artiste au profit de ce que montre l’œuvre.

Contrairement aux œuvres du passé, qui nous proposaient des images fixes à admirer, ces nouvelles disciplines nous plongent profondément dans un univers entièrement virtuel, que ce soit dans l’industrie du cinéma ou bien celle du jeu vidéo. Si le caractère industriel et commercial est prédominant, le travail technique présent dans ces œuvres ne doit pas passer inaperçu. Il est souvent, par ailleurs, un argument de vente très efficace.

Aujourd’hui, c’est bien le jeu vidéo qui attire les talents artistiques par sa capacité à créer de toutes pièces un monde complet et cohérent dans lequel le spectateur peut se plonger durant de nombreuses heures. Si la liberté de mouvement et d’exploration dans ce monde virtuel fut d’abord restreinte par les capacités techniques des machines, peu à peu, l’émergence de “mondes ouverts” et de méthodes procédurales de génération d’environnement ont permis de lever cette barrière et de repousser les limites du possible dans la génération de mondes virtuels.

 

 

 

Les disciplines de l’infographie 3d se distinguent par deux formats numérisés:

  • le jeu vidéo, donnant un rendu graphique inférieur mais généré en temps réel pendant la progression du joueur dans l’environnement, le plus souvent exécutable sur des machines abordables vendues dans le commerce. Le temps réel est la faculté d’une machine à créer les images qui s’affichent sur l’écran à la vitesse de captation de l’œil humain.
  • le film, donnant un rendu graphique supérieur sans temps réel. En effet, le film est généré en amont durant un long temps de chargement où tous les procédés graphiques sont exécutés. Le résultat est sauvegardé dans un fichier vidéo définitif et non-modifiable. Les machines exécutant ces rendus sont bien supérieures en puissance à celles vendues usuellement dans le commerce.

Ces nouvelles disciplines se forment autour de cinq protagonistes: les ingénieurs et mathématiciens concevant les modèles mathématiques et les logiciels qui servent de palette aux artistes.

le mathématicien spécialisé dans le rendu graphique, optimisant les calculs matriciels, trouvant des formules toujours plus complexes pour simuler au mieux les reflets de l’eau, l’amélioration des rendus de lumière sur la pierre ou le métal, le flottement des cheveux et des vêtements, le rendu non-réaliste par des procédés de cell-shading, la gestion de la stéréoscopie, etc.

le concepteur de hardware, miniaturisant toujours plus les composants électroniques, démultipliant les performances des machines année après année, créant des matériels comme les cartes graphiques, spécialisées dans l’exécution parallèle de milliers de calculs matriciels nécessaires à l’affichage d’un monde en trois dimensions.

l’informaticien spécialisé dans l’optimisation des algorithmes de rendu graphique et la conception de  logiciels de modélisation et de texture, gérant les parties graphiques qui ne sont pas nécessaires à l’affichage à un moment donné, optimisant la construction des triangles des modèles graphiques, gérant la complexité des modèles à afficher selon la distance avec laquelle ils sont aperçus, permettant aux machines de faire tourner le plus facilement possible les environnements graphiques les plus complexes.

Démonstrations des capacités du module Houdini 17 du logiciel de conception infographique 3ds max, sorti en 2018.

Les artistes eux-mêmes, concevant et mettant en forme l’univers virtuel.

L’artiste utilise ces logiciels et ces fonctions mathématiques pour concevoir les modèles, les animations ainsi que les textures des personnages et des décors de son environnement virtuel. Malgré l’assistance d’outils de plus en plus perfectionnés, c’est un travail très long et minutieux, nécessitant à la main de tracer chaque courbe, d’ajuster chaque point, de modeler chaque surface, de peindre chaque texture, de positionner chaque élément du décor et d’ajuster chaque éclairage. De telles taches demande une connaissance très approfondie d’outils d’infographie complexes. L’artiste dans ce domaine est à la croisée entre le sculpteur, le peintre et l’informaticien. Néanmoins, travailler dans un univers virtuel lui donne plus facilement le droit à l’erreur que sur une véritable sculpture ou toile.

 

Démonstration rapide de l’environnement de travail d’un artiste infographiste dans la réalisation d’un modèle féminin sur le logiciel Blender.

Démonstration rapide de l’environnement de travail d’un artiste infographiste dans la réalisation d’un décor de ruines sur le logiciel Blender.

En France, ces artistes sont formés par des écoles de haut niveau (bac+5), tels que l’ESMA, l’école supérieure des métiers artistiques classée dans les trois premières écoles mondiales d’animation. Leur formation leur permettant de maitriser les outils informatique à disposition pour leurs créations. Le catalogue des anciens de cette école est d’ailleurs consultable, avec des diplômés travaillant pour des sociétés sous-traitant l’infographie 3D sur des projets tels que Game of Thrones, Avatar, 300, les Animaux fantastiques, Blade Runner 2048, etc. Les travaux d’animation des différentes promotions de l’ESMA sont d’ailleurs consultables en ligne.

Derrière les personnages virtuels, de véritables acteurs

Une dernière catégorie artistique plus mineure est celle des acteurs qui doublent les personnages virtuels. Pour créer des personnages, une des difficultés principales tient dans la capacité à reproduire des émotions humaines. Les robots ou modèles virtuels trop ressemblants à l’humain peuvent paraitre souvent effrayant du à l’imperfection de leurs mimiques faciales. C’est le principe bien connu de vallée dérangeante.

Les premiers films d’animation évitaient ainsi soigneusement de montrer des personnages trop humains. C’est le cas de Toy Story sorti en 1995, mettant systématiquement hors-champ les visages humains des propriétaires des jouets mis en scène.

Aujourd’hui, la technologie de motion capture existe, permettant de pallier à ce problème. Il est évidemment impossible pour un infographiste de réussir à modéliser la complexité infinie des muscles du visage humain. Pour ce faire, des acteurs prennent la place des avatars 3d. Leurs mouvements du corps et du visage sont enregistrés et calqués sur les modèles. Ces outils facilitent très grandement la production des animations et des expressions du visage.

Des projets de film d’animation ont été néanmoins réalisés à la main avec des personnages humains. C’est le cas de Final Fantasy, les créatures de l’esprit (2001) des japonais de la société Square, qui fut un échec commercial colossal tant le coût de production était élevé. En effet, chaque expression du visage était travaillée à la main, image par image. Le projet fut si ambitieux que la technologie utilisée est tombée en obsolescence pendant le processus de production, nécessitant de refaire de nombreuses scènes. 960 processeurs étaient nécessaires à la production du film. Chaque image nécessitait 90 minutes de temps de traitement.

C’est également le cas de Vingt Mille Lieues sous les mers de Didier Pourcel, qui prendra également à bras le corps le défi de l’animation des visages humains dès 1993 en utilisant de manière précurseure la technologie de motion capture. Le film français fut le concurrent frontal de son homologue américain de l’époque, Toy Story. A l’époque de sa production, il aurait été le premier film réalisé en images de synthèse. Il fut néanmoins avorté.

Aujourd’hui, les dernières percées dans le domaine de la motion capture  permettent de générer en temps réel les expressions du visage avec un réalisme de plus en plus poussé.

Démonstration du module de motion capture du moteur graphique Unreal Engine 4 sorti en 2014, générant un modèle virtuel féminin à partir de la prestation d’un acteur réel en temps réel.

Démonstration du moteur d’animation par motion capture en temps réel utilisé pour le jeu vidéo Hellblade: Senua’s Sacrifice de la société Ninja Theory à la conférence Siggraph 2016.

Conclusion

De tels exploits dans la réalisations d’univers et de personnages virtuels ne serait également pas possible sans un environnement capitalistique propice. En effet, les budgets attribués aux films dépassent désormais les 200 millions de dollars. Les productions de jeux vidéos dépassent régulièrement la barre des 50 millions de dollars. Les productions essentiellement occidentales dans le domaine sont possibles grâce à un public friand et équipé informatiquement.

Les mécènes d’antan n’existent plus. Le patrimoine, lui-même, est délaissé au profit du marché de l’art contemporain. C’est auprès d’un nouveau public beaucoup plus vaste que l’art infographique a su tirer son épingle du jeu. Si il est moins élitiste sur le fond pour contenter un public de masse, il n’en reste pas moins excellent dans la forme. Les créations infographiques sont très souvent des œuvres qui résident à l’intérieur d’autres œuvres.

Quoi qu’il en soit, nous ne sommes qu’à l’émergence de cette discipline artistique. Les premiers films entièrement animés par ordinateur datent des années 1980, avec notamment Rendez vous à Montréal (1987). Les progrès dans le domaine sont absolument colossaux en à peine trente années, reproduisant de plus en plus fidèlement la réalité, permettant de décrire des univers et de raconter des histoires de plus en plus complexes avec des coûts de production maitrisés, répondant à une demande de plus en plus exigeante de la part du public autant dans le travail graphique que dans la narration qui l’accompagne.

 

Peter Columns

Entrepreneur, ingénieur spécialisé dans les technologies d’Intelligence Artificielle.